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Un Leica fait-il un photographe?

J’ai toujours considéré le matériel photographique comme un outil dont la fonction première est de produire des images. Du plus simple au plus compliqué, du plus accessible au plus cher, chacun présente des avantages et impose des contraintes qui justifient qu’un photographe choisisse l’un plutôt que l’autre selon la photo qu’il doit réaliser.

Parfois des raisons irrationnelles font qu’on se sent bien avec un boitier, au delà de l’espoir des belles photos qu’on sera amené à faire ensemble (certainement une question d’ergonomie particulièrement en phase avec son « fonctionnement » personnel). Et même si le matériel en question n’est objectivement pas le plus performant, on le choisit quand même parce qu’il constitue une sorte de prolongement naturel de son corps.

Leica M4-2

Et puis il y a les « Légendes », ces boitiers qui ont marqué l’histoire en produisant les quelques photos appartenant maintenant au patrimoine iconographique de l’humanité: les Hasselblad qui sont allés sur la Lune, les Nikon F de la guerre du Vietnam, le Rolleiflex de Depardon… Et le plus célèbre des boitiers: le Leica M, cet appareil tout simple, je dirais même austère, quasiment inchangé depuis plus de 60 ans (le dernier Leica M numérique sorti des ateliers allemands est le fidèle descendant du Leica M3, né en 1954). La légende raconte qu’à la question « Qu’attendez-vous du Leica M à l’avenir? », Jean Loup Sieff ait répondu « Qu’il ne change pas ».
La liste des photographes prestigieux ayant travaillé au Leica est interminable et je ne serais pas surpris d’apprendre que tous les plus grands photographes de la seconde moitié du XXème siècle ont utilisé ce boitier mythique un jour ou l’autre.

Par rapport à un appareil reflex actuel, le Leica M est un petit boitier (si on devait trouver une comparaison qui ait du sens, il faudrait aller la chercher du côté des hybrides 24×36 du genre des Sony A7). Les optiques qui lui sont destinées, toutes excellentes, sont également ce qui se fait de plus petit sur le marché. Son déclenchement est inaudible. Tout contribue donc à rendre ce matériel très discret.
Du point de vue de l’utilisateur, les réglages proposés se réduisent au strict minimum: le couple vitesse/diaphragme, la sensibilité du film/capteur pour les modèles équipés d’une cellule, et quelques options d’images pour les modèles numériques). Un mode d’emploi de plusieurs centaines de pages est inutile!

Rolleicord

Depuis un an, j’utilise un Rolleicord pour une grande partie de mes photos personnelles. C’est un petit moyen format argentique qui produit dans un silence absolu de magnifiques négatifs 6×6. Son usage m’a donné envie de retrouver une même discrétion en 24×36 et j’ai donc écumé les sites de ventes et d’enchères afin de mettre la main sur un aussi discret Leica M à un prix raisonnable, ce qui n’est pas une mince affaire puisque, je le rappelle, ce boitier est une légende! Néanmoins, j’ai fini par trouver la bête rare: un M4-2 fabriqué au Canada (moins recherché qu’un modèle allemand), ayant pas mal tourné mais encore parfaitement fonctionnel.

DSC_2805

J’avais déjà eu l’occasion, dans ma jeunesse, d’utiliser un M3 qui ne m’avait pas laissé de bons souvenirs. Presque 30 ans plus tard, j’ai immédiatement adopté le M4-2 parce qu’il correspond exactement à l’outil que je cherchais. Dans l’action, il répond à toutes mes attentes: il permet un parfait contrôle de l’image, il est petit et il est silencieux.
Grâce à son viseur si particulier, je peux surveiller ce qui se passe en dehors du cadre, anticiper, et garder le contact avec la scène pendant le déclenchement.
Grâce à la sobriété de ses commandes et l’absence de tout automatisme, je suis obligé de vraiment penser les images avant de déclencher, ce qui est paradoxalement très reposant une fois dans l’action.
Grâce à son apparence d’un autre temps, je n’hésite plus à prendre des photos au milieu d’inconnus qui restent indifférents (quel changement par rapport à l’hostilité affichée à la vue d’un reflex!)
Le côté tout mécanique et l’absence d’électricité et d’électronique font que je ne suis pas perturbé par quoi que ce soit, et que toute mon attention est tournée vers le sujet.
Tout mis bout à bout fait de ce Leica M un appareil d’une efficacité redoutable.

Pour autant, a-t-il changé le photographe que j’étais? A-t-il fait de moi un autre photographe?

Je suis profondément convaincu qu’un photographe se définit avant tout par son regard et sa façon de voir le monde qui l’entoure plutôt que sa capacité à maitriser les multiples réglages qui encombrent le matériel photographique moderne. Il m’arrive d’ailleurs souvent de « prendre des photos » même sans appareil: je croise un sujet anodin dans la rue, une lumière particulière et machinalement j’expose et je cadre; la photo est faite dans ma tête, elle existe même si je suis à jamais le seul à l’avoir vue. Quand la photo à faire a été pensée, le matériel est finalement assez accessoire dès lors qu’il est d’une qualité optique et mécanique suffisante (il doit faire correctement ce qui lui est demandé).
Depuis quelques années, la quasi totalité de ma production numérique sort d’un Nikon D700 et de 2 focales fixes (AFS 28/1.8 et 50/1.4) alors l’utilisation d’un Leica M avec une focale fixe ne me limite que pour des matchs de basket, à cause de l’absence d’autofocus. Mais pour tout le reste, je fais les mêmes photos. Aussi facilement, plus discrètement, et avec une appréciable économie de moyens.

Cet appareil ne m’a donc pas changé depuis que je le possède. Par contre, le photographe qui a acheté ce Leica n’est pas le même que celui qui n’avait pas réussi à s’accommoder du même matériel 30 ans plus tôt.

Signature_Fred